À qui s’applique cette réforme, à partir de quand ?
Cette réforme s’applique à « l’ensemble des travailleurs habitant en France, sans exception » (article 2). L’article 7 de l’avant-projet de loi précise que les salarié·e·s de l’Opéra national de Paris et de la Comédie-française sont aussi concerné·e·s, leur régime spécial sera donc amené à disparaître si la réforme aboutit.[1]
Concernant l’entrée en vigueur de la réforme, pour ce qui est du volet paramétrique (c’est-à-dire l’âge de départ), les premières générations concernées seront celles nées en 1960. Si l’âge minimum de départ restera fixé à 62 ans (article 23), néanmoins un fameux âge d’équilibre (ou âge pivot tel que nommé dans les médias) sera progressivement mis en place, selon les modalités définies dans l’article 56 bis. Ainsi, pour les personnes nées entre 1960 et 1965, l’âge d’équilibre sera petit à petit porté de 62 ans et 4 mois à 64 ans, entre 2022 et 2027, à raison de 4 mois par an. Exemple : une personne née le 1er janvier 1960 pourra partir à la retraite, en théorie, le 1er avril 2022, soit à 62 ans et 4 mois. Une personne née le 1er janvier 1962 ne pourra elle partir à la retraite, toujours en théorie, que le 1er janvier 2025, soit à 63 ans. Ainsi de suite jusqu’à la génération 1965 qui partira à 64 ans.[2] À cela s’ajoute le fait que les salarié·e·s né·e·s à partir de 1975 ne pourront partir à la retraite que lorsqu’ils auront travaillé au moins 43 ans.
Pourquoi donc maintenir un âge légal tout en introduisant un âge d’équilibre[3] ? Pour permettre d’appliquer aux salarié·e·s qui souhaiteraient partir entre 62 et 65 ans une décote sur toute la durée de leur retraite (jusqu’à leur décès donc). A contrario, les « bons élèves » ou celles et ceux qui auront la chance d’être encore en activité entre 65 et 67 ans auront une surcote.
Pour ce qui est du volet systémique, c’est-à-dire la retraite par points, l’article 62 dispose que le système entrera en vigueur dès 2022 pour la génération 2004, et dès 2025 pour les générations nées entre 1975 et 2003 (qui auront donc in fine une partie de leur retraite calculée selon la méthode actuellement en vigueur et une partie selon le système par points, bonjour l’usine à gaz…). La retraite par points ne s’appliquera pas aux travailleurs·euses né·e·s avant 1975.
Comment fonctionnera le système universel par points ?
Il faut tout d’abord savoir que l’avant-projet de loi prévoit la création d’une caisse nationale de retraite universelle, qui sera pilotée par un conseil d’administration, composé à parité des organisations syndicales et patronales représentatives. Ce conseil d’administration aura latitude pour :
-Définir annuellement les valeurs du point ;
-Définir les décotes et surcotes qui seront appliquées aux futur·e·s retraité·e·s s’ils·elles partent avant ou après l’âge d’équilibre ;
-Définir l’âge d’équilibre ;
-Définir le taux de cotisation.
Le conseil d’administration s’engagera à respecter une règle d’or, fixée à l’article 55 : l’équilibre du système.
Et que se passera-t-il si désaccord il y a au sein du conseil d’administration ? Et bien c’est le gouvernement qui reprendra la main, tout simplement. Sachant que cette règle d’or, au-delà de l’équilibre du système, fixe un seuil à ne pas dépasser concernant le montant des pensions de retraite : 14% du PIB. Le champ d’action du CA de la caisse nationale est donc en réalité très contraint, avec toutes les conditions créées pour que le gouvernement ait le dernier mot.
Concernant le régime en lui-même, il reposera sur le fameux point. Il y aura :
-Une valeur d’acquisition du point, c’est-à-dire combien vaudra un euro cotisé en termes de point ;
-Une valeur de service du point, c’est-à-dire combien vaudra un point en termes de pension.
Il est répété à plusieurs reprises dans le texte législatif que la valeur du point ne baissera pas. C’est en contradiction totale avec la règle d’or énoncée ci-dessus. Au nom de l’équilibre du système et du respect des 14% du PIB, la valeur du point pourrait baisser, car, avec la prolongation espérée de la durée de vie (qui n'est d'ailleurs, plus garantie), le nombre de retraité·e·s pensionné·e·s pourrait augmenter, mais l'argent disponible pour payer ces pensions pourrait être limité par ce plafond. Ne pouvant augmenter l'argent disponible, il faudrait alors baisser la valeur du point, donc baisser les pensions payées, y compris pour les retraites en cours.
Les périodes de chômage indemnisées "rapporteront-elles" des points ? Qu'en est-il des périodes de chômage non indemnisées ? Quel sera l’impact du chômage sur la retraite ?
Rappelons tout d’abord qu’actuellement, le calcul de la pension de retraite se fait en deux temps. 1) comptabilisation des trimestres : les périodes de chômage indemnisées rentrent en compte pour valider des trimestres (autrefois, même les périodes non indemnisées mais "pointées" pouvaient servir à valider des trimestres) 2) calcul de ce qu'on a cotisé : seuls les salaires entrent en compte.
Au sujet de la prise en compte des périodes de chômage, l’article 8 explique que « des points de solidarité seront accordés au cours des différentes périodes pouvant marquer le parcours professionnel ou de vie de l’assuré (périodes de chômage, de maladie, périodes de réduction ou d’interruption d’activité consacrées à l’éducation des enfants, etc.). ». L’article 42 détaille ensuite les modalités. Ainsi, « les périodes de chômage donneront lieu à l’acquisition de points sur la base des indemnités versées à ces assurés au titre de ces périodes, notamment l’allocation de retour à l’emploi (ARE)».
Mais, ce même article dit plus loin : « les points acquis au titre de cette solidarité seront financés spécifiquement et auront strictement la même valeur que les points acquis au titre de l’activité. ». Nous entendons donc qu’il n’y aura pas de calcul différencié du point entre une cotisation issue du salaire et une valeur issue de l’indemnité chômage. Mais le fait que ces points soient « financés spécifiquement » est particulièrement inquiétant. En effet, il n’y a pas de cotisation retraite de base sur les indemnités chômage (mais il y en a pour la retraite complémentaire). Il faut donc bien trouver l’argent quelque part. Jean-Paul Delevoye, ancien Haut-commissaire aux retraites et Franck Riester, ministre de la Culture, avaient évoqué la piste d’un financement sur le budget de l’État (et donc, pour les intermittent·e·s, sur celui du ministère de la culture). En clair, et si cette piste se confirme, il ne s’agirait donc plus de cotisations mais de subventions versées, et les subventions dépendent du bon vouloir politique d’un gouvernement, bon vouloir qui peut varier fortement d’une année à l’autre, d’une élection à l’autre. Et bien sûr, toute somme prélevée sur le budget du ministère de la Culture ne sera plus disponible pour financer les actions artistiques et culturelles, donc pour l’emploi.
Autre gros point d’inquiétude : l’avant-projet de loi prévoit un plafonnement des points de solidarité, selon des modalités qui seront définies par décret. Autrement dit, les points de solidarité ne couvriront pas entièrement les périodes d’interruption involontaire de travail. Quid par exemple d’une artiste qui, au cours d’une même année, connaît des périodes de chômage, un congé maternité et un arrêt maladie liée à cette grossesse (cas qui est très fréquent) ?
Quelles conséquences globales (pour les bas salaires, mi-temps, etc.) en comparaison au système actuel ?
Le gouvernement fait le choix depuis le début de la mobilisation de communiquer fortement sur le fameux minimum de retraite fixé à 1000 euros nets (article 40). À noter une entourloupe à ce sujet dans l’avant-projet de loi : il n’est nulle part question dans le rédactionnel législatif de 1000 euros, mais d’un pourcentage du SMIC qui sera fixé par décret (article 41).
Ce minimum sera réservé aux travailleurs·euses ayant atteint l’âge d’équilibre, et ayant eu une carrière complète. Par carrière complète, il faut entendre, à la lecture de l’article 40, qu’il faut avoir travaillé 516 mois, soit 43 ans. Mais il est précisé que cette durée peut être amenée à évoluer ultérieurement, tout comme l’âge d’équilibre. Il n’y a donc aucune garantie que les conditions d’obtention de la pension minimum telle que définie dans l’avant-projet de loi actuellement resteraient identiques à l’avenir. Cette pension minimum est donc bien un leurre, puisque l’âge auquel on pourrait prétendre à ce minimum ne sera pas gravé dans le marbre (pas plus que son montant définitif).
Et pour les salarié·e·s à carrière incomplète, c’est-à-dire quasiment tous les intermittents, il est prévu une proratisation de ce fameux minimum en fonction des mois cotisés.
Comment avoir une visibilité sur le montant exact de ma retraite ?
L’article 12 de l’avant-projet de loi prévoit un droit à l’information renforcé. Chaque assuré pourra donc, quand il le souhaite, connaître ses droits et bénéficier d’une estimation de sa future retraite. On pourrait se féliciter de ce souci de transparence… si la valeur du point de service (c’est-à-dire le montant des pensions) n’était pas amenée à évoluer tous les ans ! Il ne sera donc pas possible d’avoir une visibilité sur le montant exact de sa retraite à plus d’un an du départ.
Qu’en sera-t-il de l’abattement de 25% ou 20% par rapport au système à points ?
Concernant l’abattement pour frais professionnels, dont nous réclamons la suppression depuis des années, l’avant-projet de loi n’en parle pas. Il n’est donc pas prévu de mettre enfin un terme à cette mesure qui n’a plus lieu d’être et qui pénalise durement les artistes puisqu’elle minore l’assiette de calcul des cotisations à l’assurance vieillesse (l’universalité prêchée par le gouvernement a donc des limites…).
Par contre, l’article 16 aborde la question des « réductions de taux de cotisation […] accordées pour certaines populations […] (artistes du spectacle, etc.), afin de soutenir l’exercice de ces activités ». Il s’agit ici du taux minoré de cotisation à l’assurance vieillesse : les artistes interprètes (et pas que) ont depuis 1975 un taux de cotisation inférieur de 30% à celui des autres salarié·e·s (à ne pas confondre avec l’abattement dont nous parlons plus haut), tout en bénéficiant des mêmes droits. Le gouvernement, toujours au nom du dogme de l’universalité, entend, par voie d’ordonnance[4], prendre les mesures nécessaires pour permettre une prise en charge de points supplémentaires sur le budget de l’État (c’est-à-dire sur le budget du ministère de la Culture), pour une durée maximale de 15 ans. La mesure peut sembler technique, mais en réalité, c’est très simple : jusqu’à présent les artistes cotisaient moins à l’assurance vieillesse tout en ayant autant de droits que les autres salarié·e·s. Dans 15 ans maximum (à compter du vote de la loi, si elle est votée), il n’y aura plus de mesure de compensation, c’est donc l’économie même du salariat dans nos secteurs qui va être fortement fragilisée. Des calculs sont en cours pour évaluer l’impact financier d’une telle mesure –le ministère refusant de réaliser une étude d’impact car ce serait impossible. Tout ce que nous savons à ce stade, c’est que les estimations hâtives réalisées par le ministère sont sous-évaluées (révélant le manque de préparation de leur côté du dossier) et qu’encore une fois, faire peser une telle mesure sur un budget traditionnellement dévolu à la création artistique est dangereux pour notre secteur.
Je suis déjà retraité, serai-je impacté par cette réforme ?
Pour les personnes qui ont déjà ouvert leurs droits, pas d’inquiétude à avoir.
Les revenus des intermittents fluctuent d'une année à l'autre, le calcul de la retraite Sécu sur les 25 meilleures années nous semble donc favorable. Mais le calcul par points ne pourrait-il être plus juste et même nous favoriser (selon la cotisation et la valeur du point, bien sûr) ?
Pour répondre à cette question, allons faire un tour du côté des réformes précédentes, et des chiffres. Entre 2009 et 2019, les nouveaux·elles retraité·e·s, anciens intermittents, ont perçu une pension en moyenne inférieure de 10% par rapport à celles de leurs aîné·e·s[5]. Pourquoi une telle diminution, alors qu’on a constaté dans la population générale une augmentation du niveau des pensions ?
Parmi les pistes avancées : l’allongement progressif de la période de référence pour le calcul des pensions de retraite, qui est passée des 10 aux 25 meilleures années de salaires. Or, avec la réforme actuellement dans les tuyaux, nous passerions des 25 meilleures années à la totalité de la carrière ! Nous pouvons donc nous attendre à une nouvelle baisse de la pension moyenne des futures retraité·e·s artistes intermittent·e·s.
Ma pension de retraite Audiens (avec cotisations faites sur les allocations-chômage) est supérieure à ma pension CNAV. La première a été calculée sur un cumul de points. Alors… ? Ne faudrait-il pas aussi cotiser pour la retraite Sécu sur les allocations-chômage ?
Il arrive souvent effectivement que la pension de retraite complémentaire, qui fonctionne par points avec la prise en compte des périodes de chômage indemnisées, soit plus élevée pour les artistes interprètes que la pension de base, qui prend en compte les seuls salaires. Le cumul des deux permet d’atteindre un niveau de pension qui est, pour beaucoup d’artistes, déjà bien insuffisant.
Avec le nouveau système, il n’y aura plus de cumul, puisque le système universel marquera la fin des régimes complémentaires. Seule la base de calcul de la sécurité sociale (ou système universel) comptera. La prise en compte des périodes de chômage indemnisées serait incertaine, éventuellement variable, car dépendant du vote de ressources affectées dans le budget de l'État. Dans le régime complémentaire d'Audiens, ce sont bien nos salaires ainsi que nos allocations de chômage, à travers les cotisations payées sur les deux, qui abondent les caisses. Or, si ces fameux points de solidarité sont financés par l’État, et non par nos cotisations (donc nos salaires), cela constitue une rupture avec le principe assurantiel à l’œuvre depuis des décennies.
Actuellement l'assurance chômage cesse toute indemnisation à 62 ans si le nombre de trimestres nécessaires pour bénéficier d'une retraite à taux plein est atteint. Que se passera-t-il entre 62 et 64 ans ?
L’article 25 est très clair quant à la philosophie de cette réforme : « Le système universel de retraite doit accroître les incitations au travail des seniors. ». Alors que le taux de chômage des séniors est supérieur à la moyenne nationale, alors que beaucoup d’artistes interprètes ne trouvent plus de travail passé.e.s un certain âge, cette philosophie laisse dubitative…
Nous ne savons pas actuellement ce qu’il en sera de l’indemnisation chômage passé l’âge d’équilibre (et le nombre de mois à cotiser). Rien n’est prévu dans l’avant-projet de loi à ce sujet.
Mais, tout artiste qui souhaiterait continuer de travailler au-delà de l’âge d’équilibre une fois qu’il a liquidé sa retraite pourrait le faire tout en poursuivant une accumulation de points. Ainsi, il pourra cumuler pension de retraite et salaire, et demander une seconde liquidation, quand il le souhaitera, qui améliorera sa pension à la hauteur des points cotisés.
Quelle perte pour les intermittents?
Si tous les travailleurs·euses ont à perdre dans cette réforme (il n’y a qu’à voir l’opposition frontale et massive au projet de réforme, qui va des cheminots aux avocats, des salarié·e·s du privé aux fonctionnaires), nous pensons que les intermittent·e·s ont encore plus à perdre. Nous avons vu plus haut que la prise en compte des 25 meilleures années (contre 10 précédemment) a déjà été défavorable aux intermittent·e·s. Il est donc mathématique que la prise en compte de la totalité de la carrière (en théorie, 43 années) aggravera la situation pour les futur·e·s retraité·e·s.
De plus, un gros point d’interrogation subsiste encore concernant la prise en compte des allocations de chômage. Oui, le gouvernement nous assure qu’il y aura des points de solidarité qui ne seront pas minorés par rapport aux points indexés sur les salaires. Mais porter la charge du financement de ces points de solidarité sur le budget de l’État, donc sur la subvention publique, est grave. Qu’en sera-t-il en effet à l’avenir des droits à l’assurance maladie par exemple si une telle brèche venait à être ouverte ? Les droits sociaux des intermittent·e·s, qui sont des salarié·e·s (certes atypiques, mais néanmoins salarié·e·s) ne doivent pas dépendre du budget de l’État.
Ma pension de retraite dépassera-t-elle le "minimum vieillesse" ?
Il sera impossible de le savoir à l’avance, du fait de la fluctuation annuelle des valeurs du point d’acquisition et du point de service.
Version à jour au 5 février 2020.
[2] En 2009 (date de la dernière étude connue sur le sujet), les artistes du spectacle intermittent·e·s liquidaient en moyenne leur retraite à l’âge de 62 ans et 3 mois.
[3] Soyons donc clairs : non, l’âge pivot n’est pas retiré provisoirement puisqu’il en est question partout dans le texte de loi.
[4] À noter que le Conseil d’État a, dans son avis sur l’avant-projet de loi, dénoncé un recours abusif aux ordonnances…
[5] Cardon Vincent, « Retraites des salariés intermittents des spectacles : plus de bénéficiaires pour des pensions moins importantes au fil des générations », Culture chiffres, 2017/2 (n° 2), p. 1-20. DOI : 10.3917/culc.172.0001. URL : https://www.cairn.info/revue-culture-chiffres-2017-2-page-1.htm