Communiqué commun Syndicat Français des Artistes interprètes (SFA) / AVFT (Association européenne contre les Violences faites aux Femmes au Travail)
Alors que les violences sexuelles dans les relations de travail n’épargnent pas le milieu du spectacle vivant en France, le mouvement « MeToo » n’a pas déclenché en son sein une augmentation de révélations des violences subies. L’expérience de l’AVFT, les témoignages recueillis par le SFA, montrent pourtant que ce milieu est concerné notamment du fait de facteurs facilitant la commission de violences sexuelles : accès au corps des comédien.nes facilité ; travail de mise en scène questionnant les ressorts émotionnels personnels de l’artiste ; semaines de travail intensives et tournées réduisant la capacité de résistance ; frontières floues entre la sphère personnelle et professionnelle ; vulnérabilité accrue par la précarité structurelle du milieu ; crainte de parler et de se « griller », notamment en cas de notoriété de l’agresseur.
Auditionnée en 2012 pour une pièce, Nadège (*), une comédienne, est retenue par le metteur en scène de la compagnie Ma quête Concept (association), N. D. Celui-ci est omniprésent sur ce projet, puisqu’il est également l’auteur de la pièce et partenaire de scène.
Le metteur en scène se rapproche très vite de la comédienne, notamment au prétexte de lui enseigner les spécificités de son rôle. Il la met en confiance, perçoit ses vulnérabilités, sous couvert de sympathie, d’intérêt « artistique » pour elle et son parcours. Le cadre des rencontres professionnelles dans des lieux publics (cafés, etc), très courant dans le milieu des petites compagnies, lui permet facilement de glisser sur un terrain privé.
Rapidement, le metteur en scène harcèle la comédienne par le biais notamment de correspondances (courriels, lettres, textos) parfois violentes, de compliments déplacés sur son physique, d’immixtions régulières dans sa vie privée et sentimentale …
En parallèle, le metteur en scène lui propose sans cesse de nouveaux projets, souvent engagés politiquement, notamment au sein du dispositif « Jeunes pour l’égalité » et sur le sujet des violences faites aux femmes ! Ces projets permettent à l’artiste, pour la première fois, de vivre de son métier (et en adéquation avec ses valeurs, que le metteur en scène connaît), mais entretiennent en réalité sa dépendance économique vis-à-vis de l’association, son seul employeur.
Tout au long de la relation professionnelle, il octroie des phases de répit à Nadège, qui pense ainsi que les violences ont cessé, qu’il a compris, mais le harcèlement sexuel reprend avec des actes qui iront crescendo jusqu’à des attouchements sexuels et pénétrations non consenties.
Bien que ces contrats lui assurent une régularité rassurante de revenus et la garantie du droit au régime de l’intermittence, Nadège parvient à mettre un terme définitif à la relation de travail en juin 2014.
Elle porte plainte en 2015 pour viols et agressions sexuelles, soutenue par l’AVFT. La plainte sera classée sans suite, comme dans environ 70 % des cas. Toujours accompagnée par l’AVFT, et désormais soutenue par le Syndicat français des artistes interprètes (le SFA, affilié à la CGT), Nadège saisit le Conseil de prud’hommes de Créteil en 2016 pour harcèlement sexuel et violation par l’employeur de son obligation de sécurité de résultat.
L’association Ma Quête Concept n’ayant visiblement aucun argument, se met en cessation de paiement la veille de l’audience, organisant sa liquidation judiciaire. Le metteur en scène échappe ainsi à ses responsabilités et recréé une autre association, Ma Quête, toujours en activité...
La persévérance de Nadège, les connaissances du SFA sur les spécificités du milieu artistique, répondant à celles de l’AVFT sur la réalité du harcèlement sexuel, ont porté leur fruit. Dans un jugement du 25 avril 2019, le Conseil de prud’hommes de Créteil reconnaît le harcèlement sexuel.
Nadège obtient 10 000 euros de dommages et intérêts, et 3 000 euros pour violation de l’obligation de sécurité de résultat (préjudice causé par les manquements de l’employeur, qui doit garantir la santé et la sécurité des travailleurs et travailleuses).
Malgré les contestations des avocats du Mandataire liquidateur et de l’AGS, les juges ont fait abstraction du classement sans suite de la plainte. Ils ont retenu la valeur probante des pièces issues de la procédure pénale (nombreux témoignages notamment), ainsi que :
- « De nombreuses correspondances manuscrites [du metteur en scène] faisant état des sentiments et des émois physiques qu’elle [l’artiste] lui inspire
- Plusieurs emails professionnels [du metteur en scène] comportant des termes allusifs non professionnels
- Des emails violents émanant du cercle familial [du metteur en scène]
- De nombreux courriers ou emails [du metteur en scène] (…) par lesquels il reconnaît les faits et avoir fait du mal à [l’artiste]. »
Ce très bon jugement, qui n’a pas fait l’objet d’un appel, est le premier à notre connaissance à statuer sur une situation de harcèlement sexuel dans le milieu spécifique du théâtre associatif.
Souhaitons qu’il donne espoir aux artistes qui y travaillent : il est possible d’obtenir une reconnaissance judiciaire de la réalité du harcèlement sexuel subi.
(*) Le prénom de l’artiste a été changé