Il y a cinquante ans… Gérard Philipe, premier président du SFA

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Article paru dans Plateaux n°198 - 3ème trimestre 2009

Le 25 novembre 1959 disparaissait Gérard Philipe. « Et alors ? » diront ceux que la grâce de cet acteur n’a jamais touchés. Mais il ne fut pas seulement le grand acteur de cinéma et de théâtre adulé ou détesté, que nous connaissons, il fut un citoyen engagé dans la vie politique et sa conscience professionnelle le fit très tôt s’engager dans la vie syndicale. Plus précisément il devint un « acteur » de notre syndicat dont il fut le premier président et qu’il a durablement marqué de son trop bref passage. Cela fait tout juste cinquante ans.

 

Dans un temps où le pouvoir fait la guerre tous azimuts à l’intelligence sous toutes ses formes ; au moment où le ministère de la Culture, à 50 ans, (il est né l’année où disparaissait Gérard Philipe !!!), semble moribond et où tout est fait pour l’achever ; au moment où l’on fait miroiter aux artistes les « avantages » de nouveaux statuts de travailleurs qui les « libèrent » de l‘insupportable lien de subordination attaché au salariat, alors même que (étrange coïncidence) la présomption de salariat chèrement acquise (et dont découle toute leur protection sociale) est l’objet d’attaques incessantes ; au moment encore où le service public est partout systématiquement cassé au profit d’un service privé ; aujourd’hui où les artistes crèvent mais ne se rassemblent pas vraiment, il nous semble tout à fait opportun d’évoquer la belle figure et l’action syndicale du militant que fut Gérard Philipe à un moment où l’éclatement de la profession était à l’œuvre et que finalement il a largement contribué à éviter.

 

Quand il est fait appel à Gérard Philipe, l’organisation syndicale est enfoncé dans de graves conflits internes, héritage direct de l’après guerre, et en menacent la cohésion.

 

1944

 

A la déclaration de la guerre, on peut considérer que toute la profession est syndiquée à l'Union des artistes (UDA). Pendant toute l’Occupation, la plupart de ses dirigeants, élus en 1939 vont « garder la maison, ce qui n’est pas simple …». Son action sera essentiellement d’aide sociale comme l’organisation du « Déjeuner des artistes » qui permettra aux plus déshérités de se nourrir.

 

Au sein de la Résistance, un syndicat d’acteurs s’est constitué, autoproclamé Syndicat national des acteurs (SNA) et affilié d'emblée à la CGT clandestine.

Au moment de la Libération de Paris (en août 1944) ses responsables font irruption l’arme au poing, dit-on, dans les locaux de l’Union imposant une « cohabitation » aux dirigeants formellement élus en 1939. En 1945, suite à une assemblée générale mémorable au Châtelet, des élections légitiment la nouvelle équipe qui entre à la direction du syndicat rebaptisé SNA tout en gardant le nom d'Union des artistes en sous titre. Jean Darcante, leader du SNA clandestin, devient secrétaire général. En 1947 se produit une scission au sein de la CGT entraînant la naissance de la CGT-FO. En 1948, lors d’une assemblée « historique » à l'Opéra Comique, l’immense majorité du SNA décide de rester à la CGT.

 

Conflit de conception, conflit d’hommes, conflit des générations

 

L’unité est préservée. Cependant, conceptions du rôle de l’organisation et de son action s’opposent au sein de la direction du syndicat et la cohabitation est fragile entre « anciens » et « modernes ». Le conflit s’incarne peu à peu en la personne de Jean Darcante, favorable à des actions plus revendicatives et prônant la modernisation du syndicat. Il travaille à la restructuration du réseau national, impose une rigueur nouvelle dans l’organisation interne … face à l’opposition des membres du conseil de l’Union qu’il n’a pas réussi à évincer …

 

L’élection de Gaby Morlay à la présidence en 1954 marque une forte poussée de conservatisme appuyé par les anciens. Bien que l’action de Darcante soit soutenue par grand nombre d’artistes, dont pas mal de vedettes, le conflit ne cesse de s’envenimer, parasitant l’action syndicale à tel point que le SNA ne parvient pas à anticiper l’arrivée de la télévision et délaisse un peu trop la décentralisation théâtrale...

 

S’ajoute le mécontentement des jeunes du Cercle d’initiation syndicale. Cette jeunesse, traversée par les divers courants politiques de l’époque - nous sommes en pleine guerre d’Algérie-, devient particulièrement offensive : débrayages, grèves de lever de rideau, revalorisation des salaires minima…La relève s’impatiente d’autant plus que l’organisation syndicale est paralysée par ces luttes intestines. Le conseil, majoritairement conservateur, reste sourd. L’insatisfaction grandit et la discorde gagne du terrain.

 

Jean Darcante, à qui on reproche par ailleurs son manque de travail en équipe, voire son autoritarisme, reste le chef de file de l’opposition à la majorité du conseil et concentre sur lui toutes les attaques. Le débat d’idées est dévoyé en conflit de personnes. Il devient urgent de trouver un nouveau « porte parole » pour occuper le premier plan. Bernard Blier pense alors à Gérard Philipe, militant actif dans le secteur cinéma, syndiqué depuis son premier engagement professionnel, âgé de 35 ans et jouissant d’une notoriété incontestable.

 

Le rendez-vous a lieu au printemps 1957. Darcante expose la situation. Gérard Philipe écoute : mais s’il s’engage, il le fera vraiment.

 

Les évènements se précipitent


Avec lui, les minoritaires contestataires sont très actifs et se réunissent souvent.

6 juin 1957 : Dépôt d’une motion qui réclame la démission collective du conseil, une révision des statuts aux fins d’écarter les membres trop âgés, de nouvelles élections, le tout sous menace de démissions si la motion n’est pas adoptée... Le conseil réagit en organisant des élections à la hâte le 17 juin.

 

19 juin : Dépouillement. Seuls 8 candidats minoritaires sont élus sur 45 membres !!!!

21 juin : Jacques Dumesnil est élu président. Les opposants passent outre le résultat des élections et  maintiennent la pression.

26 juin : Gérard Philipe, Bernard Blier, Jean Darcante, Alain Nobis (soutenus par 174 signatures) rencontrent les représentant du nouveau conseil pour le contraindre à faire aux minoritaires une place significative dans la direction du syndicat. Ils exigent une assemblée générale suivie de nouvelles élections générales. Jacques Dumesnil propose des élections partielles. Insatisfaits, mais pour préserver l’unité (le SNA compte alors 4500 adhérents), les minoritaires acceptent néanmoins la proposition.

28 juin : Le conseil refuse la proposition de Jacques Dumesnil. Première vague de démissions.

 

La scission

 

Premier juillet 1957 : 174 démissions supplémentaires. Fin juillet, 61 de plus.

Des réunions se tiennent chez Gérard Philipe. Décision est prise de faire la grève du 1%. Les cotisations ne sont plus versées au syndicat mais sur un compte bloqué au nom de Raymond Bussières. Bientôt, ce sont 800 acteurs, dont une grande partie de vedettes (ce qui pèse lourd financièrement) qui suivent cette grève. Août 1957 : Création du Comité national des acteurs (CNA) qui réunit des artistes de tous âges et de toutes tendances. 

 

29 septembre : AG constituante: Gérard Philipe est élu Président (chargé des questions internationales), Simone Renant (dramatique), Robert Sandrey (province), Marcel Vigneron (lyrique), Yves Robert (cinéma), André Valmy (télévision), Roland Ménard (diffusion sonore), Frédérique O’Brady (variétés). Michel Gudin est à la trésorerie et à l’administration, Jean Darcante… conseiller technique.

 

Et la CGT ?

 

Les membres du SNA en rejoignant le CNA ont de fait quitté la CGT. Situation paradoxale car nombre d’acteurs scissionnistes, proches de la CGT pour des raisons diverses, ont fait sécession dans l’unique but d’ébranler le conservatisme des dirigeants du SNA.

La Fédération nationale du spectacle  et la Confédération (qui avaient tenté chacune à sa manière d’éviter cette scission) sont particulièrement inquiètes. D’autant qu’au moment où l’on reproche à la CGT d’être trop proche du Parti communiste, la création d’un syndicat autonome d’artistes risque de faire boule de neige. Le CNA est favorable à une réunification rapide. Officiellement la CGT adopte une position neutre, mais Roger Turban (secrétaire général adjoint de la Fédération) maintient des contacts, tandis que Henri Krasucki, chargé de la culture à la Confédération, suit discrètement l’évolution de la crise. Force Ouvrière de son côté fait feu de tout bois pour tenter de discréditer la CGT. Il y a urgence.

 

La réunification

 

En janvier 1958, Gérard Philipe présente au SNA une motion proposant la réunification. Les « anciens » du SNA ont bien compris que Gérard Philipe n’est pas Darcante et qu’il n’y a pas là une question de pouvoir. Louis Arbessier établit des contacts avec le CNA. Question de représentativité, l’appartenance à la CGT est capitale pour les deux organisations car, entre autres, elle permet de siéger dans les commissions nationales. La Confédération et la Fédération nationale du spectacle mettent tout en œuvre pour faciliter le rapprochement. SNA et CNA se rencontrent le 20 février 1958. Les procédures de réunification sont mises en place par Yves Robert.

 

La question la plus ardue reste la composition du futur conseil syndical. Un accord est trouvé sur le principe suivant : chaque organisation désigne 25 noms parmi les 50 qui composent son conseil actuel. Le conseil provisoire est élu. Il se réunit le 11 mai afin d’étudier les modalités de la fusion. Le 15 juin, chacun des syndicats tient une assemblée générale extraordinaire de dissolution et une assemblée commune vote les statuts du Syndicat français des acteurs (SFA).

 

Le SFA

 

La première réunion du conseil syndical du SFA a lieu le 16 juin 1958, co-présidée par Gérard Philipe et Jacques Dumesnil. Quelques mois plus tard, Gérard Philipe signe seul le premier éditorial du bulletin trimestriel du nouveau syndicat.

 

L’unité retrouvée, il importe avant tout de constituer une équipe la plus large possible autour des responsables de secteurs. Gérard Philipe appelle à la mobilisation effective de tous les militants, force d’action mais aussi force de proposition au sein des commissions.

 

Il provoque un séisme en supprimant le service social, vestige d’une autre époque où l’Union des artistes organisait comme elle pouvait l’absence de statut social des artistes. Les artistes se sont battus depuis et ont obtenu nombre de protections sociales : assurance maladie, maternité, décès, retraite complémentaire… Le SFA est un syndicat dont le but est la défense professionnelle des acteurs, tant dans les organismes officiels que devant les employeurs, dit-il. Il doit se consacrer à l’action purement syndicale.

 

L’équipe mise en place se consacre à la dynamisation du syndicat. Le SFA travaille à un plan de réforme du théâtre en province présenté aux pouvoirs publics le 15 janvier 1959 par une délégation syndicale menée par son président. Le 12 mars, Gérard Philipe signe une lettre aux adhérents pour lancer un mouvement de grève dans les théâtres privés.

Sa vie professionnelle le prend de plus en plus aussi court-il après le temps pour son action syndicale. Une sévère note de Vilar le rappelle à l’ordre en lui demandant de ne plus tenir de réunions du SFA dans les locaux du TNP…pendant l’entracte.

 

Début avril 59, il annonce qu’il ne briguera pas un nouveau mandat de président considérant que les objectifs du CNA sont atteints et qu’une relève est en place à la tête du syndicat. Pour sa part, déclare-t-il, il continuera à travailler au sein de commissions. Le 26 avril, Michel Etcheverry prend sa succession.

 

Acteur de cinéma, acteur de théâtre particulièrement sensible au théâtre populaire, Gérard Philipe s’est vite révélé comme celui qui était le mieux à même pour imposer les transformations qui permettraient à l’organisation syndicale de surmonter les conflits d’après guerre. Transformations nécessaires à la construction d’un syndicat offensif et dynamique, plus jeune, plus moderne. La clé aura résidé sans doute dans sa capacité à rassembler des forces, à susciter et organiser un travail réellement collectif.

 

Au-delà de la grâce rayonnante de Gérard Philipe, de son aura, de sa claire jeunesse aussi, qui sont des dons de nature, ce qui frappe de notre point de vue, c’est sa conscience de la nécessité de l’organisation syndicale, c’est le courage aussi de voir que sa notoriété pouvait être utile à toute une profession, qu’il avait là une responsabilité qui avait pour conséquence, à ses yeux, le devoir de s’engager pleinement.

 

L’unité est un atout majeur, les artistes l’ont compris depuis longtemps, eux qui ont donné le nom d’Union des artistes à leur première grande organisation. Cette question s’est posée souvent au cours du siècle. Gérard a eu pleinement conscience qu’elle est le capital que la profession doit s’employer à préserver à tout prix. Mais pas à n’importe quel prix. C’est ce qu’il a fait.

 

Certes les temps ne sont plus les mêmes, les temps changent l’homme, mais l’homme doit-il rester « les poings dans ses poches crevées » ?

 Joëlle BROVER – Aristide DEMONICO

 

Ouvrage de référence : De la cigale à la fourmi – Histoire du mouvement syndical des artistes interprètes français (1840 – 1960) de Marie-Ange Rauch – Edité par l’Union des artistes aux éditions de l’Amandier.

 

N’oubliez jamais que votre syndicat n’existe pas en lui-même ; il n’existe que par vous. 

Gérard Philipe

 

Si vous trouvez votre outil imparfait ne le jetez pas, perfectionnez-le… Ne faites pas de la critique négative, faites de la critique positive en venant travailler avec nous. Agissez, agissez, agissez. 

Harry Baur (1924)

 

 

Témoignages

 

Marcel Vigneron

 

Nous étions Gérard Philipe, Simone Signoret, Robert Sandrey, moi-même, Marcel Vigneron (Jean Darcante nous accompagnait-il ?... je ne m’en souviens pas) dans la voiture qui nous conduisait au siège de la Confédération afin de rencontrer Benoît Frachon (secrétaire général) à notre demande. La scission n’était pas consommée. Le rendez-vous dura deux heures, pendant lesquelles arguments et contre arguments s’opposèrent, Benoît Frachon défendant le fait qu’une lutte intestine n’était pas une raison suffisante pour entraîner un départ de la CGT… Ses arguments n’ayant pas réussi à entamer notre détermination, il nous dit enfin : si vous voulez partir…

 

Nous avions une réunion hebdomadaire rue Montmartre. Le chauffeur de Gérard attendait en bas pour le conduire au studio. Mais il ne partait que lorsque tout était résolu et tous les sujets traités, parfois avec beaucoup de retard.

 

René Renot

 

Lors de l’assemblée générale de réunification, les partisans du non étaient assis au premier rang. Gérard Philipe présidait. Au moment du vote il demanda : abstentions ? Et s’adressant au premier rang il dit avec élégance : Messieurs, si vous voulez en profiter… ?

Proposition qui fut déclinée.

 

Roland Ménard

 

Un peu avant notre scission, quand Jean Darcante nous apprit à nous ses quelques fidèles, que Gérard Philipe avait accepté de prendre la tête de ce syndicat nouveau que nous étions en train de former, la nouvelle nous laissa quelque peu ahuris. C’était trop beau.

 

Le jour où nous devions nous rencontrer pour la première fois nous avions tous un peu le trac. Nous avons vu arriver un grand garçon un peu dégingandé, souriant, chaleureux et qui, après les présentations et quelques bonnes poignées de mains nous a dit à peu près (si les paroles ne sont pas authentiques, le sens y est) : « Bon, alors maintenant, si on se mettait au travail ? ». Il s’est mis au travail. Avec constance, application, étudiant les dossiers, nous posant des questions dans les secteurs qu’il ne connaissait pas ou peu, s’intéressant aussi bien aux perspectives du théâtre public qu’aux salaires minima du doublage.

 

Mais son métier l’absorbait. Sur un plateau de cinéma le jour, au théâtre le soir il lui restait peu de temps pour ses activités syndicales. Alors il trouva une solution qui faillit briser des ménages, dont le mien, ou envoyer certains à l’hôpital. Après avoir tourné toute la journée et joué le soir Le Cid ou Le Prince de Hombourg au Théâtre de Chaillot, il nous rejoignait dans les locaux du boulevard Montmartre, il était environ une heure du matin. Et là, pendant une heure ou deux, voire trois, il travaillait avec nous sur des dossiers concernant souvent des minima syndicaux.

 

Mais au-delà de cet exemple qui nous galvanisait nous savions nous servir de sa célébrité pour ouvrir des portes. Dans les ministères ce n’était pas un troisième collaborateur qui nous recevait mais le Ministre lui-même, qui venait à notre rencontre dans les ors de la République, le sourire aux lèvres, la main tendue, un Ministre qui se voulait amical et qui paraissait obséquieux. Ce que nous demandions et qui paraissait hier impossible devenait soudain une évidence, presque une formalité.

 

Ces réunions qui se tenaient dans l’escalier de la rue de Tournon que Gérard venait d’acquérir et qui était en pleins travaux. Nous n’avions pas encore de locaux, Gérard nous accueillait chez lui.

 

Et ce souvenir qui me revient, malheureux celui-là. Jacques Becker venait de tourner Le trou avec des acteurs non professionnels et que, bien sûr il voulait postsynchroniser avec de vrais comédiens. Or nous étions très fermes sur ce sujet : on ne pouvait pas interdire à un metteur en scène de tourner avec des amateurs mais il devait les garder jusqu’au bout. J’avais installé un piquet de grève devant le studio où devait avoir lieu cette postsynchronisation et nous avions réussi à convaincre les acteurs de ne pas participer à ce travail. Gérard n’était pas d’accord sur cette position, il pensait qu’au nom de la création, il fallait autoriser ce genre d’opération. Mais avec un sens du devoir à la Saint Just j’ai tenu bon. Or, Gérard qui venait de tourner ce film maudit La fièvre monte à El Paso venait de tomber gravement malade. De sa chambre d’hôpital il envoya une lettre au syndicat désavouant complètement mon action. Il le fit en termes si durs que j’en fus complètement effondré. Avais-je raison ? Avait-il raison ? Je ne me pose plus la question mais je ressens encore cette immense tristesse à la lecture de sa lettre.